Nodé Langlois Béatrice
Collection Cahiers d’auteurs
Exposée
162 pages – 20 euros
/ ISBN 9 782919 121120
Récension par Raphaëlle Pia :
Le titre à plusieurs sens, « Exposée », annonce une histoire qui se déroule sur plus d’un registre.
L’argument principal ne manque pas d’originalité. Au cours d’un dîner mondain un marchand d’art connu prend la parole et se pare de l’importance fantasmée par le personnage principal, femme et peintre. Une rencontre entre eux finit par se produire. Le galeriste apprécie les œuvres de cette artiste et lui programme une exposition. Eblouie par le projet, elle se met à travailler comme jamais. L’exposition a lieu, ne se passe pas bien et même de façon bizarre… Les épisodes se truffent de souvenirs, scénettes, petites choses du quotidien, complications et coups de théâtre.
Le rythme nous tient en haleine. Le moins qu’on puisse dire de Béatrice, est qu’elle sait écouter. De là, sa sensibilité au rythme formel de l’œuvre écrite ou peinte, de là aussi la cadence du livre, structuré comme un poème ou un essai, à la façon du Discours amoureux de Roland Barthes. Il s’ordonne en douze strophes, chacune annoncées par un titre long comme un vers ou une sentence ou un proverbe, résumant non sans humour le contenu du chapitre, comme le fait la « morale » des fables.
La relation des faits, toujours concise comme un scénario de film, s’anime de nombreuses remarques graves, pour ainsi dire rejetées sur les côtés – rasant les murs – pour passer inaperçues. La plupart du temps, elles trébuchent dans des jeux de mots: dérapages sur les deux sens d’un même vocable, dérives sur un élément secondaire, associations d’idées pour déboucher en poésie. La décision de ne surtout pas se prendre au sérieux, domine. Pour y parvenir l’auteure se dédouble et invente un « autre » qui lui parle et la semonce. Ce « surmoi » prend l’aspect d’un courant d’air, des murs de la galerie ou de l’ami Edouard. Chaque fois le dialogue pose des questions importantes mais aussitôt il s’allège, se tourne en dérision et évite de conclure. Le passage vers l’imaginaire se fait d’une manière quasi rationnelle. Basé sur des locutions à plusieurs sens, celui qui est choisi se trouve, d’une part, raccordé logiquement au contexte, d’autre part, le plus propre à développer le rêve. Le passage du réel à l’irréel ainsi se justifie ce qui surprend et amuse. Une grande liberté de ton traverse la langue. Des manières du langage parlé ou de l’argot côtoient les termes les plus châtiés et provoquent le même effet de drôlerie.
Le déroulement verbal ressemble à celui de la ligne dans les peintures récentes de l’auteure. Le dessin se déploie sans idée préconçue, après de nombreuses esquisses pas tout-à-fait recouvertes, il reste, un profil, un corps à l’envers, des jambes en pleine course, s’enchaînant avec un autre profil tout aussi agité, qui s’avère être la tête d’un personnage, invisible d’abord, puis peu à peu révélé. Une nécessité autre que la raison enchaîne les éléments. Extraits de la masse par trituration ils finissent par se fixer l’un après l’autre. La surface se remplit entièrement jusqu’aux marges réservées tout autour. Nous ressentons les tensions qui ont présidé à la construction et nous imaginons les questions qui ont dû se poser au fur et à mesure. Dans le livre, les phrases, d’abord écrites au fil de la plume librement, ont visiblement subi la même cure de rigueur. Du coup les métaphores sont d’une rare qualité : par exemple l’amitié comparée à un tricot « une maille dessous pour recevoir, et une maille dessus pour donner » ou bien à propos de deux corps liés par l’amour nocturne : « le jour est comme une épée, il sépare ». Le plus souvent ces comparaisons puisent dans l’expérience de la femme au foyer et dans ce qu’il est convenu d’appeler « les petits riens » qui font la vie.
Une question court tout au long des pages, « qu’est-ce que créer ? ». Prise de front, elle coupe le souffle, surtout si elle est posée à une petite bonne femme de rien du tout. Chaque fois, elle est donc aussitôt évincée. Mais sans en avoir l’air, la réponse transparaît partout. Par exemple, le travail quotidien à l’atelier ne décrit rien d’autre que le processus d’un type précis de création.
Tout peintre engagé dans une pratique voisine de celle de Béatrice Nodé-Langlois peut témoigner de la justesse de ce qu’elle décrit avec tant de verve.
Lorsque le travail vient bien, Béatrice se rappelle de la façon de dire « le bonheur d’expression ». C’est que le sentiment de réussite formelle déclenche un vrai plaisir. Quand elles sont accrochées à la galerie, les peintures deviennent en effet, étrangères à leur auteur. Il est vrai aussi, que « nous ne voyons pas ce que nous sommes en train de faire ». Le « formidable plein les yeux » montre le ressenti devant la nature si c’est elle qui inspire le travail. Laver les pinceaux en fin de séance entraîne effectivement le regret de voir partir dans l’eau sale, tous les pigments inutilisés. Comme elle le note les artistes vivent dans l’alternance, exaltation et périodes creuses, vides d’inspiration. Et ils connaissent de l’intérieur ce qui est dit du vernissage: la célébration du « mariage du peintre avec sa peinture » mais aussi, les petites jalousies concomitantes, et les propos mondains, décalés par rapport à l’attente de l’artiste, à commencer par la vente et les prix.
Cet ouvrage relate l’expérience d’une femme qui se voue à la peinture et à l’écriture, sans y puiser la moindre vanité. Il se pétrit de l’éternelle – irrémédiable? – modestie du « deuxième sexe ». A force d’exagération, ce complexe habituellement paralysant, se transforme ici en son contraire et devient source de création.