Humour du lacher-prise

Godfrid Elisabeth

collection Diasthéme

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Humour du lâcher-prise

161 pages – 25 euros / ISBN 978-2-9128-2485-1


«Jouer entre les notes ». À travers cette expression suggérant l’idée d’une métamorphose, est évoqué un art de vivre accueillant son mouvement, humour d’un lâcher-prise se servant des distinctions pratiques du langage et de la mesure sans en devenir croyant ni s’y attacher. L’alliance de l’Orient et de l’Occident se jouerait là, sur un fil : utiliser l’« objet », les logiques d’identité ayant incliné le tendanciel occidental tout en les traversant d’infini, différence voyageuse. La perspective s’oriente vers une individuation humaine, par delà la séparation. Certaines demandes fusionnelles pouvant produire la terreur en voulant maintenir pur leur « un », éliminant les singularités. L’humour du lâcher-prise ne concerne pas alors seulement quelques moines zen, mais le possible d’une politique de coexistence, inventive. Proposer à des imaginaires et à des expériences vécues, plutôt qu’asséner des discours injonctifs, tente d’inscrire à même l’écriture la non séparation du corps/de l’esprit, une rationalité poétique, la mémoire des volontés de pouvoir. D’où l’enjeu d’un style faisant se côtoyer concret et abstrait. Pouvoir penser en peintre, en musicien. Pensées en mouvement, monde(s) en mouvement, la musique est infinie.

Lacher prise ne concerne pas seulement le lointain passé de quelques moines zen mais les politiques contemporaines dans leur capacité ou non d accueillir la coexistence d’individus singuliers, le cheval échappé d’un mouvement qui continue. Imaginer une politique qui accueillerait cette coexistence supposerait d’inclure, dans le mouvement du projet qui tente de la rendre possible, la transformation de ce projet par les effets memes de ce qu’il vise : une plurialité humaine dont les mouvements de rencontre et ce qui en est issu sont inanticipables, improgrammables a l’avance, venant changer ce qui est projeté.

Question d’une politique où les problèmes sociaux et économiques intègrent une dimension affective : pouvoir accepter d’une politique de coexistence les conséquences de son motif, susceptibles de lui faire rencontrer ce qui n’est pas elle, la métamorphosant d’un mouvement de déssaisissement.


Manuel dos Santos Jorge, revue « Latitudes » n°30, septembre 2007.

S’adonner à l’ancrage de la limite de toute chose, sinon comme parangon d’unité, plutôt à l’aune du mesuré, dans l’exercice de l’empeiria (expérience), auprès du tout venant à notre connaissance, recèle quelque aporie. Toutefois se gorger de l’étonnement (thaumazein), délivré par le concert du monde qui nous entoure – au dire d’Aristote – au nom d’un sujet «effractant», relève de quelque débordement, eu égard au respect envers l’ordre de ce qui est. Mais, quoi ? Le quid essendi appelle à l’ouvert de l’horizon, rebelle à la règle et au compas.

Citant le mot de F. Nietzsche : « au lieu de se servir des formes comme des prises pour rendre le monde maniable et prévisible la folie des philosophes découvrit que dans ces catégories se cache le concept de l’autre monde auquel ne correspond pas celui où nous vivons … » (p. 29) – Elisabeth Godfrid démêle le penser esthétique, des formes prétendant la fondation de la certitude, à la lisière du vrai.

De dérobade en esquive de ces écueils, l’auteur se fraye la rude sente périlleuse de penser, malgré tout. Bercé par les mouvements impromptus de l’énigmatique partition, aux rythmes effrénés, l’auteur conduit son aperception réfléchissante du purgatoire des arcanes de l’humanité plurielle vers les interstices indiciaires de l’englobant crevassé, depuis lors. Pour quête de quelque lumière de sens, avec le doigté délicat échu en chaque rencontre, avatar de l’immémoriale caresse, elle aventure la convocation du réel, à la présence depuis son absence, à jamais biaisée. Car, l’effraction du réel se pointe au décompte d’histoire, au prix de la celante retenue.

I

Le questionnement épistémo-ontologique, sinon gnosique, fait reprise de l’évanescence de l’étant, à l’épreuve de la temporalité.

Le sort de l’homme, ou mieux, le destin de sujet – le Schicksal de Heidegger – auprès de son monde ob-jectal se déjoue de la prédation amplective aussi bien que de la méprise dédaigneuse, au revers du lâcher-prise. Cependant, la dépossession se réclame de l’ombre indiciaire, annoncée à profusion, dans la blessure ouverte, par déconvenue d’appartenance.

De la sorte, E. Godfrid agence l’ouverture de son écrit, allegro temperato, autour de la parole de John Cage : « Il y a poésie, dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien » (p. 11). La donnée de l’expérience immédiate, qui s’impose inexorablement à tous et à chacun, c’est le tragique de la différence – homme-femme – parangon de l’entreprise logicienne et pierre de scandale pour tout savoir. L’auteur accueille le défi, en s’essayant à penser du côté du féminin, sans la présomption de dompter l’englobant, circonscrit au parcellaire de vérité, auprès du versant échu : célébration jubilatoire, au grand deuil de l’unité primordiale, à jamais fendue.

Dès l’expérience de la séparation de l’objet prototype – mère/fille – à rebrousse-poil de l’entente foncière, quasi symbiotique, relevée par Freud, passant par Platon – lourdeur et délivrance du corps – et du côté de chez de Villiers de Lisle-Adam, avec ses considérations sur l’andréïde, affinées par le Mephisto (Faust de Goethe), aux rets du clivage jouissance/désir – jusqu’aux jardins de Ryoanji (Kyoto), on est renvoyé du partiel au parcellaire, sans remède, en quête de prise. «Le combat peut vivre sans l’espérance d’une guérison <finale>, d’un terme dernier où enfin régnerait l’harmonie totale, paix entre les hommes…Aller vers, sans espoir de retour à, sans la nostalgie du monde des «eaux tranquilles » et de l’infans. «L’humour (du lâcher-prise) jouerait-il entre les notes ?» (p. 28).

À la question préalable au status de la connaissance, les témoignages des penseurs de l’Orient et de l’Occident se confrontent en leur diversité (en simplifiant à outrance) – rationalisme mesurant contre intuition expectante – et s’accordent parfois, dans la démarche lénifiante du respect envers le monde préhensible.

Parallèlement au Sein lassen heideggerien, E. Godfrid convient que « la limite, la ligne met de l’ordre, permet les constructions, les narrations identitaires » (p. 32). Cependant, si « l’<<l’objet>> passe au milieu, par-delà le dualisme de l’être et du non-être », <cela> conforterait la « perspective » d’une « liberté » d’aller et venir, par un lâcher-prise mettant à distance les effets de consistance, l’impatience à rendre consistant » (p. 33).

Le Boudhisme ancien tenait le monde, en devenir, flux de phénomènes (les dharma), formes éphémères sur un vide (sûnya), prônant une conscience dualisante (citta), vers l’extinction (nirvâna) des illusions jusqu’au Dharma, réalité ultime ; cela, en tant que processus d’accompagnement ancillaire. « Cette déprise de l’<objet> se retourne jusqu’à la notion de <vacuité> qui, si elle est prise comme <objet>, devient hypostase, point d’appui vers lequel tendre. Ni origine ni fin, ni doux retour à un originel ou tension vers l’ultime »(p. 35).

Comme pendant au techno-individualisme – idéologie englobante de l’Occident -, rappelons la réflexion de Bergson – intuitionnisme – et les observations du peintre Marcel Duchamp et le bon mot de Dôgen (p .42) : « Le monde jusqu’au bout n’est ni immobile ni statique, il est la pérégrination. La pérégrination se fait sans médiation ». Car, « à inventer le lâcher-prise, l’Orient et l’Occident s’y conjuguent dans un point d’interrogation ouvert à métamorphoses » – ajoute notre auteur (p. 52).

II

Le premier mouvement se déroule à rebrousse-poil de l’accord fondamental, effeuillé par la palette du peintre, à l’œuvre dans les chaudes traces des corps amoureux dépliés des beaux draps.

C’est l’autre, objet et altérité qui fait question : l’autre, mon manque à l’appel du désir, lequel ne cessera point de manquer, en deçà de toute représentation.

Depuis la trame de la séparation (mère/enfant), l’arrachement de son identité, malgré l’ambivalence affective envers son <objet> d’amour, « l’angoisse de la béance » se reprend de l’<angoisse du risque noué à la béance>, dès l’acmé de l’<irreprésentable>.

Nâgârjuna concède que l’articulation (tentation) de représentation/irreprésentable (apparentée à celle d’Heidegger), par le neti (ni réel, ni irréel), « réutilise en suspension ce qui a été annulé » (p.59), comme une « hypothèse à deux inconnues ».

Ce dessaisissement, dont Freud reconnaît la matrice itérative de l’individuation – par delà la séparation – ne permet guère la capture de la vérité, mais seulement la faculté de continuer à poser des questions, Heidegger le savoure dans le secret (Geheimnis). Il s’agit du postulat de l’enracinement dans l’historial de l’Etre, par-devers le Da-sein – être-là – la différence à l’œuvre, «l’étant – dirait G. Deleuze – soustrait à toute subordination vis-à-vis de l’identité de la représentation » (p. 69).

L’oubli, aux contours de cette quête, advient en écho, lors des atermoiements apercevants de la soi-disant crise de notre modernité et de l’adaptation demandée, selon la <logique> de sujet-objet. De la sorte, accompagner le changement (des modes de production/distribution) serait «perçu comme entité autonome et hypostasiée…l’homme face ou à côté du changement, non pas homme changeant lui-même » (p. 80).

Le deuxième mouvement de la partition eidétique se déploie autour des singularités voyageuses, depuis les stigmates de la différence des sexes jusqu’à la lutte, jamais finale, l’agonique différée vers l’improbable rencontre. Contrariant l’entreprise <agogique> nécessaire des pulsions (éros/thanatos), surgit notre sous-lieutenant à point nommé, depuis la principiel énigme de nos <desêtres>, par cause de l’inassouvie appétence.

Avant de parler de sublimation de la libido, au sens de Freud, il sied de considérer le renouvellement pulsionnel, vers la possibilité de vivre ensemble, mais sans pour autant « exacerber deux vecteurs de désagrégation, l’agressivité et l’inhibition » (p. 103). En effet, « sans cette ouverture à l’autre, la démocratie est décapillarisée des élans qui la renouvellent, la relancent, luttent avec/contre son dispositif représentatif et sa pente d’inertie, la commune mesure réinsufflée, par l’accueil de l’insurmontable »(p. 110).

Quant au troisième mouvement – sentir – il (le convoqué au lieu de sujet) se confie à « grand soin de » soi, délogé de son confort, au sens de l’autre : le dépassement de la mise en scène du spectacle du monde, des dispositions morales, à l’empressement de l’incertitude, l’éthique à l’épreuve de l’intranquillité, auprès des humains.

Par exemple, Erasme, Montaigne, Rabelais, Léonard de Vinci ont été des « curieux » (étymologiquement, avoir soin de) de l’humanité, « bien plus douteurs, questionneurs, explorateurs que péremptoires ou prêcheurs » (p.112). Si Montaigne cultivait l’art de vivre, né d’un deuil et d’un accueil – mémoire ample et fraîcheur de l’instant – il en partage l’évanescence, dans le respect de son flux. Par contre, la tradition philosophique grecque (Platon, etc.) et le chrétien Paul de Tarse supposent l’antagonisme foncier – chair/esprit – prônent la domination de l’âme sur le corps, vers la victoire du bien sur le mal, à l’horizon d’un certain eugénisme eschatologique, sinon du Salut espéré.

Pour Platon, une société s’annonce dans la téléologie d’une cité <aristocratique> dont les rapports inter citoyens (et autres) seraient tempérés par la sôphrosyne (vertu de l’équitable). Pour Saint Paul, l’ascèse et la pratique des vertus (charité), par la grâce de Dieu, nous conduiraient à notre fin ultime, la contemplation divine.

En contrepoint, Diderot rehausse la « formation d’un être sentant » socialement coexistant par un accord « délibérant » entre tous, soutenu de la reconnaissance du pluriel (capacité d’intervention), postulant des formes de jouissance, selon le principe de tolérance et de la conciliation des différences.

Diderot accepte un certain relativisme, plus que moral, éthique ; tandis que Montaigne s’abrite derrière une position plutôt sceptique, Rabelais déconstruit les forfanteries des bigots et d’autres pisse-vinaigre, par l’ironie roulée dans la paillardise.

Par conséquent, « jouer entre les notes » équivaudrait à s’en remettre à l’«agilité et aisance du passage en lâchant prise sur la demande de <faire un>, avec un ancrage ad vitam aeternam, vers lequel tout revient, qui circularise tout à partir de lui, empêchant voyages, métamorphoses par rencontres, inventions nouvelles » (p. 139).

À rebours de la frénésie du technique objectivant et de la <suraccélération> de l’information, au niveau mondial, on est renvoyé à « penser, mettre en forme, élaborer, rêver, autant d’actions demandant du temps, une certaine capacité de détente et de solitude » (p. 146).

De la même manière que l’individualisme contemporain relèverait, le plus souvent d’un côté, « d’une immaturité affective, d’une absence d’individuation et, de l’autre, d’une individuation non-agressive, capable de vivre une solitude, plus ou moins accompagnée, d’imaginer, affectivement touchée, les vecteurs d’une solidarité » (p. 146).

Alors, comment s’y (dé)prendre en lâchant prise, dans les sentes d’humour ?

En deçà de la lisière, « l’humour décolle des logiques d’identité, les utilise, à distance, non oublieux du mouvement les ayant fait naître » (p. 149). À l’envers des traditions orientales, « le concept de la <raison> occidentale focalise sur cet après du <maintenant>, sur son état, sur l’efficacité de la prise, la construction qu’elle autorise. Orient und Okzident nicht zu trennen – point séparer l’Orient de l’Occident » (p.150) – clamait Goethe. Venus à la rationalité poétique, « reconnaissance aux mouvements de vie », car, l’humain a appris d’expérience que « d’un émoi d’enfance peut naître l’élan d’une invention, que d’un regard peut arriver plus tard de l’inouï », aux confins du « nocturne fusionnel » – accueil serein de vie/mort, « huà– passage infini – en chaque souffle »(p. 151).

Ainsi, <humour>, <amour en général>, « mots du voyage, joie des sentes d’humour ou lâcher-prise, sur les envies de prendre des mesures pour l’éternité» égrène, de la sorte notre auteur, les notes de son parcours.

III

Remarques et propos. Le plaisir intellectuel expérimenté tout au long de ce texte, la saveur des pensées à l’exquis parfum, agencées depuis le féminin, laisserait peut-être aux rhétoriciens incommodes, voire aux grammairiens chagrins, les traces de phrases elliptiques en contre escarpe du discours. Cependant le style s’ordonne du souci prêté à la réflexion promptement distillée.

Traitant des conditions de possibilité de penser, pas seulement de l’activité de l’intellect eu égard au pensable, mais du respect dû à l’<autreté>, de la sollicitude envers chaque chose, E. Godfrid déride le seuil de l’approche rénovée, au-delà de la velléité de la connaissance, conduite du geste altier usité chez les philosophes. Connaissance rimerait, dans la présente démarche, avec <con-naissance> -<naître avec>, au dire de Paul Claudel.

Si maints thèmes ont été abordés, hors sentiers battus par les maîtres à penser, une centration autour de la relation au corps –outre le corps imaginaire du désir ou le corps-là (le réel), <supporteur> du nom – le défi identitaire, au plus près du même qui viendrait en éclairage aux affres du sujet, semblerait opportune.

Toutefois, le positionnement attentionné de l’auteur à l’égard de tout <objet> qui se donne et se joue, plié de sa différence, jalonne l’avancée d’une tierce voie de penser, toujours à inventer, respectueuse de l’énigme d’être, dessillée du fugace, visitée de son apparoir.

A cette délicate besogne s’exerce le brio d’Elisabeth Godfrid.

Manuel dos Santos Jorge.